« Hé ben Loulou, qu’est ce que tu fous ? Tu rêves ? »
Loulou. Je ne sais pas d’où ce surnom me vient. Un jour l’un d’eux a commencé à m’appeler comme ça, et ça s’est propagé comme une traînée de poudre. Pire qu’une grippe pendant les fêtes. En moins de deux, tout le monde s’y était mis. Aujourd’hui, c’est comme ça qu’ils me présentent, plus personne ne connaît mon prénom.
« Nan, je vous attends. On avait dit 7h, les gars ! »
Je sais bien que je dis ça dans le vent. Peu importe l’heure que l’on fixe, ils arrivent toujours une demi heure en retard.
Je le sais, mais je continue à me pointer à l’heure. Toujours.
Parce que c’est ma demi heure de tête à tête avec elle.
Alors chaque fois, je gare ma voiture derrière les dunes, je sors tout mon matos, je l’amène sur la plage, et je m’assois face à elle.
Pendant trente toutes petites minutes, mes yeux scrutent sa surface scintillante, mon nez respire son odeur de sel, mes oreilles écoutent ses vagues, ses mouettes et ses goélands. Pendant trente toutes petites minutes, j’enlève cette capuche greffée sur ma tête et je laisse le vent couler sur ma peau, soulever mes cheveux.
Je ne rêve pas, je vis.
Je prends sa température, chaque jour, je la regarde et lui demande comment elle va, je la vois calme ou agitée, hurlant dans la tempête. Je la vois former de belles vagues rondes, douces, ou frapper la plage de ses lames creusées et emmêlées.
Je laisse tous mes sens analyser, la direction et la force du vent, la puissance des vagues, la forme des nuages, je laisse mes yeux se balader sur son monde, mon monde, et trouver le meilleur spot pour nous, une demi heure plus tard.
Je la laisse me conter la nuit, les heures sombres, le bout du monde, toute la vie qu’elle abrite, et celle qu’elle prend.
Je la regarde, je l’écoute, et moi aussi, je lui raconte ma vie. Elle n’a pas besoin de mots, la mer, elle comprend tout. Elle comprend les joies, les chagrins, elle comprend les victoires et la perte, elle comprend les sourires et les larmes.
Alors je les laisse aller dans le vent, et je l’écoute me murmurer ses réponses.
Peu importe ce que je lui raconte. Quand je me retrouve face à elle, le cul dans le sable, les cheveux dans le vent, je sens que tout ira bien. Parfois, je ferme les yeux, et je respire à son rythme. J’entends les vagues battre la cadence, et soudainement, tout devient clair. Elle est là, je suis sereine.
Avant de partir à Paris, pour mes études, je suis venue un matin, mon portable en main, pour l’enregistrer.
Je pensais que ça m’aiderait à vivre sans elle.
En fait, je suis revenue deux mois plus tard. Et depuis, elle et moi, on a rendez-vous tous les jours.
« Ça donne quoi, ce matin ? »
Je lève la tête vers Ewen. Vu son air éveillé, c’est son frère qui l’a sorti du lit au dernier moment.
« Y’a plein d’algues ».
J’entends les rires fuser derrière moi. Eux, les algues, ils s’en contrefichent.
Moi, j’aime pas ça. Je n’ai aucune raison, d’ailleurs. Elles ne m’ont jamais rien fait. Mais chaque fois que je navigue au dessus d’un fond noir, j’angoisse et m’accroche à mon wishbone. J’aime voir le fond de l’eau, le sable et tout ce qui peut bouger entre lui et moi, c’est comme ça.
Alors forcément, quand je suis arrivée ce matin et que j’ai découvert tout ce que l’océan avait brassé vers la côte, j’ai un peu déchanté.
« Vent d’ouest, régulier, force 5 à peu près.
— Idéal, quoi ».
Ewen s’assoit à côté de moi. Sans tourner la tête, je suis capable de sentir la grande inspiration qu’il prend. Lui aussi, il prend sa température.
« T’as de la chance.
— De ?
— De la voir tous les jours et pas juste pendant les vacances.
— J’ai choisi.
— Ouais, c’est vrai. »
Après notre bac, on est partis ensemble à Paris. On est entrés dans la même école d’art. Il est resté. J’ignore lequel de nous deux a raison, lequel de nous deux a le plus ou le moins de courage. J’ai fait le choix de la mer, il a fait celui de l’avenir. C’est tout.
Il me lance un coup de coude dans les côtes.
« Aller, tout le monde à la flotte ».
Je me lève dans un soupir. Le froid de ce matin d’octobre m’a engourdi les jambes. Je les frotte un peu, à moitié pour les réveiller, à moitié pour me débarrasser du sable. Les autres sont toujours en train d’amener leur matériel sur la plage, j’ai le temps de gréer tranquillement.
Glisser le mât dans le fourreau, fixer la voile, clipper le wish, tendre la voile en fonction du vent. Toutes ses étapes sont devenues machinales avec le temps, j’y accorde autant d’attention qu’à mon lavage de dents du matin.
Pourtant, comme tout le monde, mes débuts avec ce sport ingrat ont été difficiles. Je me souviens encore de mes cloques sur les mains, d’heures frustrantes passées dans l’eau froide, de mon moniteur qui venait toujours palier mon manque de force pour tendre ma voile. Ça paraissait si facile, quand c’était lui.
Aujourd’hui, c’est à mon tour de faire comme si ça n’était rien, et de passer derrière mes stagiaires pour les aider. C’est à mon tour de leur dire « T’inquiète pas, tu sauras le faire bientôt ».
Je grimace en enfilant ma combinaison. Elle n’a pas eu le temps de sécher dans la nuit.
« Il te faut vraiment une deuxième combi, Loulou.
— Ouais, je sais, mais en attendant, je teste ma motivation tous les matins. »
Ewen me sourit. Ça fait des années qu’ils me disent tous d’acheter une deuxième combinaison et que personne ne comprend pourquoi je m’entête à remettre jour après jour mon néoprène trempé. À vrai dire, je n’ai moi-même aucune explication, j’ai juste pris l’habitude, je pense.
J’attrape ma planche à voile et entre dans l’eau. Immédiatement, les algues viennent s’agglutiner autour de mes chevilles. Leur contact tentaculaire et gluant me donne un frisson de dégout. Je serre les dents et continue d’avancer jusqu’à avoir de l’eau jusqu’au dessus des genoux.
Alors je sors la dérive, soulève la voile, mets un pied sur ma planche.
Je jette un coup d’œil à l’horizon, la mer est calme et la lumière superbe. Je prends une longue inspiration.
C’est parti.
Je te retrouve dans cette histoire… Je t’imagine face à la mer, le vent dans tes cheveux…. J’adorrrrrrrre !!
J’y ai mis beaucoup de souvenirs 🙂