De la peur d’être juste une femme

Saint Malo coucher de soleil sur la plage des Bas Sablons

Saint Malo coucher de soleil sur la plage des Bas Sablons

Je sais bien, ce que tu vas te dire, qu’il y en a marre, des femmes qui se plaignent tout le temps, de tout, des inégalités, de l’insécurité, du harcèlement qui fait qu’on ne peut même plus parler à personne dans la rue.

De la peur.

Oui mais tu sais quoi, je vais quand même ajouter ma pierre à l’édifice. Il faudra très probablement que je t’en parle un jour plus profondément, de mon rapport au féminisme, de ma révolte contre les inégalités homme-femme, qui visiblement prend racine vraiment très loin chez moi. Va voir ma mère, elle se fera un plaisir de te raconter mon essai du pipi debout quand j’avais 3 ans, parce que bon, c’est pas juste, que les garçons puissent faire pipi debout et pas les filles (je ressens encore très fort cette inégalité quand je fais des sorties running en groupe et que je vois les hommes faire quelques pas sur le bord du chemin pour se soulager, alors que moi, je peux pas).

Bref, c’est pas vraiment de ça dont je venais te parler, aujourd’hui, encore que ça fait une belle transition, puisqu’on va justement parler de running.

C’était hier soir, il était 20h, ça faisait deux jours que j’avais pas couru. Donc tu comprends, il fallait que j’y aille. L’amoureux était déjà enraciné devant son pc, et visiblement une partie de WOW avec ses potes le motivait beaucoup plus que 7 ou 8 km avec moi. Certes, je peux comprendre. J’ai donc décidé de le laisser raconter à son micro des choses incompréhensibles pour le commun des mortels et je suis partie seule. Au moment de sortir, je me suis rendue compte que je n’avais plus de batterie sur mon portable. L’amoureux m’a proposé le sien, mais bon, je faisais juste un tour du port (de Vannes) et je revenais, j’avais pas vraiment besoin d’un portable. J’aurais pas de musique pour cette fois-ci, c’est pas grave. Armée de ma frontale et de mon micro short, je suis donc partie dans l’obscurité sans mon portable.

J’adore courir au coucher du soleil, j’adore le voir disparaître et m’échapper, j’adore être témoin de la fin de cette journée, du passage de la lumière à l’obscurité, de l’activité au repos. J’adore avoir cette impression de jouer un peu avec lui, de lui faire un pied de nez en lui disant « t’as vu, toi tu te couches, mais moi je cours encore », c’est comme si je grappillais encore quelques minutes d’activité alors que je devrais pas, comme si je lui riais au nez en me fichant bien que la nuit arrive. Moi j’aime bien mes quelques dizaines de minutes volées à la nuit, elles ont quelque chose de précieux.

Saint Malo coucher de soleil plage Solidor

Je sais, t’es déjà en train de te dire que s’il m’est arrivé des bricoles, je l’ai quand même bien cherché, à cette heure tardive (20h le soir, te rends-tu comptes), toute seule, sans portable et en short. Mais en fait, tu devrais pas te dire ça, parce que j’ai le droit d’aller faire mon tour du port à 20h, avec ma frontale, sans mon portable, et en short. Je fais de mal à personne et c’est pas interdit, ça s’appelle la liberté (ça s’appelle pas la prudence, OK, on est d’accord, mais je peux t’assurer que le tour du port à Vannes, c’est vraiment le trajet le plus safe au monde, quand tu cours).

Bref, la première moitié du trajet se passe bien, je croise un tas de silhouettes à roues ou à pattes que je salue gentiment en évitant de leur envoyer ma frontale en pleine face. Tout est normal. Je passe une grande place sur laquelle tous les jeunes de Vannes se donnent rendez-vous pour trainer le soir, un type bourré me crie que je suis la championne des championnes, ça m’énerve mais ça me fait pas peur, vu comme il tient debout, si jamais la mauvaise idée lui prend de venir me faire chier, il me faudra pas bien longtemps et ce sera pas trop difficile de le pousser dans le port (c’est comme ça que les gens bourrés et chiants finissent en Bretagne) (c’est de l’humour hein, j’ai jamais noyé personne dans le port).

Au bout de la place, je croise le regard d’un type assis tout seul sur un muret. Rien d’anormal jusqu’ici. J’emprunte un chemin, croise des pêcheurs, des vélos, et puis plus rien. J’entends un coureur arriver derrière moi, je me retourne. Le type du muret. Je trouve ça un peu bizarre qu’il se soit subitement mis à courir, mais bref, il me dépasse, me dit bonjour. Je le détaille un peu, il porte un survet, des baskets absolument pas faites pour la course à pied, et il a une drôle de manière de courir, il rebondit. Bref, il a pas du tout l’air d’un type qui fait son footing à 20h30 le soir. Mais bon, après tout, chacun fait ce qu’il veut, y’a bien des mecs qui courent avec le maillot de Zlatan, et puis c’est pas le premier que je vois en survet avec des pompes pas adaptées.

Et puis il court plus vite que moi, et il est en train de me semer.

Sauf que 200 m plus loin, voilà que je le retrouve en train de s’étirer le cuissot. Alors bon, je sais pas toi, mais moi le mec qui s’étire tous les 350 m, je comprends pas trop, et je trouve ça un poil étrange. En plus il me regarde bizarrement quand je passe.

Je commence à envisager les diverses possibilités dans ma tête. Je suis sur un petit chemin qui est désert, au bout de ce chemin il y a un pont interdit à la circulation, et à cette heure là j’ai peu de chance de croiser quelqu’un à pied sur les 2 km qu’il me reste à parcourir pour rentrer chez mon mec. Autant te dire, si le type est mal intentionné, il est pile au bon endroit pour réussir son coup.

Je commence à regretter très fort de pas avoir pris mon portable, et je me maudis sur 17 générations parce que c’est la première fois que je pars courir toute seule et sans téléphone, quelle idée putain.

Paniquer et courir, ça marche pas beaucoup, alors je regarde derrière moi, le mec n’est plus là. Je m’arrête et marche un peu pour remettre mes idées en place (et économiser mon souffle, au cas où). Je scrute le chemin piéton, la piste cyclable et le mini parc à la recherche du survet blanc, il n’est pas là. Je me dis que j’ai peut être vraiment paniqué pour rien, et que si ça se trouve le mec habitait juste en face et s’étirait vraiment. Dans le doute, j’éteins ma frontale (honnêtement, je sais pas si c’est particulièrement intelligent, sur le coup il m’a semblé que je serais moins visible sans lumière), et je me dis que je vais traverser le port au prochain pont, comme ça je pourrais surveiller s’il me suit, puisqu’il sera obligé de prendre le pont lui aussi.

Saint Malo coucher de soleil plage Sillon

Je reprends ma course et passe le pont, je commence à surveiller derrière moi. Au bout de 200 m, alors que le type avait disparu depuis 5 minutes, le voilà sur le pont.

Alors bon, il y avait 3 minutes de course entre le point où je l’ai vu pour la première fois et le pont, c’est juste pas possible de mettre 10 minutes à faire le trajet, à moins de courir en zig zag, ou de beaucoup s’arrêter. Et puis surtout, il avait disparu quoi.

Là pour le coup je n’ai plus vraiment de doutes sur le fait qu’il faut que je trouve une solution. Devant moi il n’y a plus que des routes peu fréquentées voire désertes, derrière moi le bar/restaurant le plus proche est à 500 m, et le type est entre ce bar et moi. Ma seule chance est d’entrer dans le parc (dans lequel je n’ai jamais croisé personne) à gauche, et de faire demi tour sans qu’il me voit pour rejoindre le bar le plus vite possible sans le croiser. S’il est vraiment méchant et qu’il me chope dans le parc, je suis finie, je ferai la rubrique faits-divers du Ouest France le lendemain.

Je sprinte pour qu’il ne me voit pas entrer dans le parc et prends l’entrée à bout de souffle. Je m’arrête et marche, en me maudissant de respirer si fort, parce que je suis repérable à 3 km avec le bruit que je fais.

Par chance, je vois une lumière au fond du parc, avec deux silhouettes qui ont l’air de chercher quelque chose. Je m’approche, en me disant que c’est bizarre de roder dans un parc à cette heure là, mais que bon, il est quand même peu probable que je tombe sur 3 personnes mal intentionnées en 10 minutes. Je leur fais peur, ce qui est quand même plutôt bon signe, et je leur explique la situation. Ils me raccompagnent vers la sortie du parc (celle que je comptais prendre pour faire demi tour) puis au bout de la rue. Aucun signe du type louche depuis qu’il a traversé le pont, il n’est d’ailleurs plus du côté du pont. On s’arrête un peu le temps de voir comment je rentre à la maison, et voilà le type qui ressort du chemin. Il avait donc emprunté le chemin après moi, puis fait demi tour pour revenir sur ses pas. Il passe devant nous puis disparait pour de bon, enfin. Les gens m’ont donc gentiment ramenée en voiture, en me disant que quand même, c’est pas prudent d’aller courir le soir seule en short comme ça.

Et ça m’énerve tellement, tu sais, tellement, de pas pouvoir faire un truc aussi simple et naturel que ça, de devoir faire attention à comment je m’habille en fonction de qui je vais rencontrer plutôt que de le faire pour le confort et en fonction de mes préférences. Ça m’énerve d’être exposée comme ça, vulnérable, alors qu’il est même pas tard et que je fais quelque chose que n’importe quel homme peut faire sans être embêté. Ça m’énerve de ne pas pouvoir aller courir sans avoir peur, d’être obligée de prendre un portable, où d’y aller avec mon copain, d’être dépendante comme ça de la protection d’une autre personne, d’un homme.

Peut être qu’il ne me voulait pas de mal et que c’était un malheureux concours de circonstances, ou peut être que je l’ai échappée belle, mais quoi qu’il en soit, je suis en colère, parce que j’irai plus courir seule de nuit, parce que ces gens ont estimé que je n’aurais pas dû aller courir à cette heure là, et surtout en short, parce que je me suis sentie vulnérable alors ça ne devrait pas arriver. Parce que ce genre de choses nous gâchent la vie en nous empêchant de vivre normalement, comme un homme pourrait le faire, lui.

Je dois tout de même t’avouer qu’une chose m’a réchauffé le cœur après mon aventure, c’est la réaction de l’amoureux qui, quand je lui ai parlé de la remarque sur mon short, a eu l’intelligence de répondre « c’est n’importe quoi, t’as le droit de t’habiller comme tu veux ! ».

Ah s’ils pouvaient tous être comme ça…

Toutes les photos de cet article ont été prises lors de sorties running seule au coucher du soleil, donc finies de nuit. Pourquoi devrais-je me priver de ce magnifique spectacle, dis-moi ?

7 Replies to “De la peur d’être juste une femme”

  1. Comme vous je suis révoltée par ce qui est une véritable restriction de liberté pour nous les femmes. L’espace public qui est à tout le monde par définition, nous appartient moins qu’aux hommes ! Je vous recommande la lecture d’une bd un peu trash mais tellement juste « Les crocodiles » : en plus de mettre des mots précis sur des situations inacceptables, il propose (car l’auteur est un homme) toutes sortes de conseils et de solutions pleines de bons sens pour affronter des situations comme celles que vous décrivez.

    1. D'ici et ailleurs dit : Répondre

      Merci Colette pour ce commentaire. Effectivement je connais et aime beaucoup le projet Crocodile, et j’avais déjà lu les différentes solutions proposées. Mais si je sais réagir quand il y a du monde autour de moi, je me sens démunie quand je suis totalement seule comme dans ce cas :'(.

      Dans tous les cas il faut continuer à se révolter, à se battre pour que les mentalités changent. Et ton commentaire montre que tu fais partie de celles qui agissent, conseillent, partagent. Alors merci.

  2. Tu n’es pas allée signaler cela à la police ou gendarmerie ? Même s’ils n’en font rien, je l’aurais fait.. Va savoir si ce n’est pas un « malade » qui agira un jour !

    1. Je me suis demandé que faire, effectivement. Parce que si pour moi ça s’est bien fini, cela pourrait se passer autrement pour une autre. Et en même temps, je n’arrive pas à être sure de ses intentions et j’ai peur d’aller chez les flics signaler quelqu’un qui ne me voulait rien. D’autant plus que je serais totalement incapable de le décrire !

  3. Pour cette raison, j’ai arrêté de courir… j’aimais le matin de bonne heure partir dans la campagne…. et mes efforts ont été réduits à neant….
    tu as raison, ce n’est pas juste d’avoir peur uniquement parce qu »on est une femme ! Malheureusement, je crains que le monde ne change pas beaucoup…
    tu aurais dû le signaler à la police, je n’ai même pas pensé à te le dire au téléphone. …
    plein de bisous

  4. Je suis touchée par ton article. Beaucoup.
    Je cours aussi, toujours seule, souvent en short et en musique aussi. Pour le moment, aucune mésaventure à signaler.
    Seulement voilà, tout le monde se plait à me répéter que tout de même, courir seule en forêt, c’est dangereux. Et que bon, d’accord tu te fais siffler sur le bord du lac où il y a plein de monde, mais ce sont des compliments tu ne comprends rien… ça m’énerve au plus au point!

    Je refuse d’être dépendante de qui que se soit pour pouvoir sortir dans l’espace public! Alors je sors courir de nuit, de jour, en forêt et tout le temps seule. Mais je garde toujours la possibilité des ennuis dans un coin de ma tête, comme un spectre… Des fois je fais un bon de 3m quand quelqu’un me double sur un sentier. Les hommes ont la chance de ne pas avoir cette peur…
    Mais finalement, je pense que je préfère prendre le risque et (essayer de) vivre comme je le souhaite. J’avais lu dans un bouquin féministe (je ne sais plus lequel) (la précision je sais^^), que de toutes façons, être femme et sortir, c’est vivre avec le risque d’être violée ou agressée. On vit avec.

    Enfin bref, la réflexion sur ton short m’aurait mise dans une rage folle je pense. C’est encore de la faute de la victime si elle suivit ou agressée. ça me met hors de moi!

    1. Le coup des « compliments » que tu devrais accepter sans broncher m’énerve prodigieusement. Les gens pensent ce qu’ils veulent mais ne sont pas autorisés à le dire tout haut sous prétexte qu’on est des femmes donc que les commentaires sur notre physique sont normaux voire nous font plaisir !

      Je suis un peu comme toi, je préfère aussi prendre le risque et continuer à vivre que de m’empêcher de tout faire. Et même si je préfère tout de même que mon copain m’accompagne quand je cours seule de nuit, cela ne m’empêchera pas d’y aller seule si lui n’a pas envie de me suivre un soir. Par contre je ne partirai plus jamais sans mon portable. Je pense que je me serai sentie bien plus rassurée si je l’avais eu ce soir là.

      Je suis d’accord avec toi sur le fait qu’on vit avec, mais ce n’est pas normal, et cela me met dans une rage folle. J’ai espoir qu’à force de nous battre pour changer les mentalités, on arrivera à rendre nos sorties plus sures pour nous…

      Merci pour ton commentaire et ton avis.

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